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1999, Pierre Bourdieu publia «La Domination masculine»
(Seuil), dans la suite de ses travaux sur les relations de pouvoir.
Le Temps: En quoi la domination masculine se distingue-t-elle
des autres formes de domination?
Pierre Bourdieu: La domination masculine est une forme très
particulière qui doit sa force au fait qu'elle est invisible
et qu'elle passe inaperçue même et surtout de ceux qui
la subissent. [...] J'ai voulu me donner le moyen d'objectiver, de
transformer en objets que l'on peut observer, quelque chose qui est
profondément inconscient dans la mesure où il est incorporé,
chez les hommes et chez les femmes, sous la forme de manières
de se tenir, de parler, plus généralement de structures
de perception, d'appréciation qui organisent tout ce que nous
voyons. [...] Prenons un exemple concret: si vous allez avec un homme
au restaurant, et que vous commandiez un flan et un fromage, le garçon
donnera le flan à la femme et le fromage à l'homme,
car il aura mis en œuvre inconsciemment une structure qui est l'opposition
salé/sucré. [...] La limite est parfois plus difficile
à fixer mais c'est une expérience facile à vérifier!
[...]
Vous avez fait le détour par la société kabyle,
mais vous dites que nous sommes des Kabyles «honteux»?
En quoi?
[...] Dans la société kabyle, les oppositions sont étalées
au grand jour, plus faciles à repérer. Chez nous, elles
sont affaiblies, édulcorées mais elles continuent à
opérer. Ainsi, voyez comme l'idée du mariage homosexuel
fait bondir les inconscients de droite et de gauche et chahute ces
structures sous-jacentes très profondément.
Les femmes n'ont-elles pas intégré elles-mêmes
ces structures?
[...] Les féministes décrivent les voies de salut comme
des passages par la prise de conscience, en ignorant trop souvent
les dispositions profondes, inconscientes. La domination peut s'exercer
en dehors des consciences et des volontés, on peut être
soumis malgré soi. [...] La communication avec le corps n'est
pas simple, mais un mouvement féministe rationnel devrait rechercher
des techniques individuelles et collectives pour contrecarrer les
premiers mouvements de soumission, d'humilité. [...] Les femmes
n'ont pas à épouser les craintes des hommes quant à
une perte de la féminité. [...]
L'école peut-elle être un instrument de libération?
Son rôle est très contradictoire: elle permet l'émancipation
tout en véhiculant des valeurs masculines. On sait qu'elle
contribue à reproduire les différences sociales et sexuelles
mais en même temps, grâce à l'éducation,
des changements notables se produisent.
Depuis les grèves des cheminots, en 1995, on vous voit plus
sur la scène publique. Le savant cède la place au politique?
Je suis devenu plus «visible». En dehors de cette question
de perception, je pense que ma position sociale oblige à rendre
une sorte de service public. Cela paraît moralisateur, mais
qui a la chance de passer sa vie à étudier le monde
tel qu'il est endosse des obligations envers ceux qui paient des impôts.
C'est vrai pour tous les chercheurs, mais c'est encore plus vrai pour
les sociologues qui accumulent leur savoir grâce à des
informateurs. Ils doivent intervenir, surtout quand ils pensent que
ça peut être utile. Je pense que la période 1989/2020
représentera un tournant historique au cours duquel, s'il n'y
a pas de résistance, on détruira 2 à 3 siècles
de progrès social, intellectuel et culturel. Regardez la politique
économique de la culture qui devient une industrie comme une
autre. Mais on touche aussi à la sécurité sociale,
qui est une chose difficile, précieuse, qui a coûté
des vies. L'obscurantisme est revenu mais cette fois, nous avons affaire
à des gens qui se recommandent de la raison. Là devant,
on ne peut pas se taire.
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