|
ous
parlons volontiers des deux mondes en présence, de leur guerre possible, de leur
coexistence, etc., oubliant trop souvent quil en existe un troisième, le plus
important, et en somme, le premier dans la chronologie. Cest lensemble de ceux
que lon appelle, en style Nations Unies, les pays sous-développés.
Nous pouvons voir les
choses autrement, en nous plaçant du point de vue du gros de la troupe : pour lui, deux
avant-gardes se sont détachées de quelques siècles en avant, l'occidentale et
l'orientale. Faut-il suivre l'une d'elles ou essayer une autre voie ?
Sans ce troisième ou ce
premier monde, la coexistence des deux autres ne poserait pas de grand problème. Berlin ?
Allemagne ? Il y a longtemps qu'aurait été mis en vigueur le système d'occupation
invisible, qui laisserait les Allemands libres et que seuls les militaires épris de vie
civile, peuvent condamner. Les Soviétiques ne redoutent rien tant que voir lEurope
occidentale tourner au communisme. Le plus fervent stalinien dici est considéré
là-bas comme contaminé par lOccident. Parlez plutôt dun bon Chinois,
dun Indien ayant fait ses classes à Moscou et ne connaissant la bourgeoisie que par
la vision correcte et pure qui est donnée là-bas. Mais les Anglais, les Suédois, les
Français, autant dindésirables recrues.
Ce qui importe à chacun
des deux mondes, cest de conquérir le troisième ou du moins de lavoir de son
côté. Et de là viennent tous les troubles de la coexistence.
Le capitalisme
dOccident et le communisme oriental prennent appui lun sur lautre. Si
lun deux disparaissait, lautre subirait une crise sans précédent. La
coexistence des deux devraient être une marche vers quelque régime commun aussi lointain
que discret. Il suffirait à chacun de nier constamment ce rapprochement futur et de
laisser aller le temps et la technique. Dautres problèmes surgiraient qui
occuperaient suffisamment de place. Lesquels ? Gardons-nous de poser la question.
Transportez-vous un peu
dans lhistoire : au cur des guerres de religion, émettez négligemment
lopinion que, peut-être un jour, catholiques et protestants auront dautres
soucis que lImmaculée Conception. Vous serez curieusement considéré et sans doute
brûlé à un titre ou lautre, peut-être comme fou.
Malheureusement, la lutte
pour la possession du troisième monde ne permet pas aux deux autres de cheminer en
chantant, chacun dans sa vallée, la meilleure bien entendu, la seule, la «vraie». Car
la guerre froide a de curieuses conséquences : là-bas, cest une cour morbide de
lespionnage, qui pousse à lisolement le plus farouche. Chez nous, cest
larrêt de lévolution sociale. A quoi bon se gêner et se priver, du moment
que la peur du communisme retient sur la pente ceux qui voudraient aller de lavant ?
Pourquoi considérer quoi que ce soit, puisque la majorité progressiste est coupée en
deux ? Jamais période ne fut plus favorable à la législation de classe, nous le voyons
bien. Absolvons-nous donc de nos vols, par lamnistie fiscale, amputons sans crainte
les investissements vitaux, les constructions décoles et de logements pour doter
largement le fonds routier, de façon que se fassent plus aisément les retours du
dimanche soir dans les beaux quartiers. Renforçons les privilèges betteraviers et
alcooliers les moins défendables. Pourquoi se tourmenter, puisquil ny a pas
dopposition ?
Ainsi lévolution
vers le régime lointain et inconnu a été stoppée dans les deux camps, et cet arrêt
na pas pour seule cause les dépenses de guerre. Il sagit de prendre appui sur
ladversaire pour se fixer solidement. Ce sont les durs qui lemportent dans
chaque camp, du moins pour le moment. Il leur suffit de qualifier les autres de traîtres
; bataille facile et classique. Et ainsi ils sunissent pour une cause en somme
commune : la guerre.
Et cependant, il y a un
élément qui ne sarrête pas, cest le temps. Son action lente permet de
prévoir que lampleur des ruptures sera, comme toujours, en rapport avec
lartifice des stagnations. Comment sexerce cette lente action ? De plusieurs
façons, mais dune en particulier, plus implacable que toutes :
Les pays sous-développés,
le 3è monde, sont entrés dans une phase nouvelle : certaines techniques médicales
sintroduisent assez vite pour une raison majeure : elles coûtent peu. Toute une
région de lAlgérie a été traitée au D.D.T. contre la malaria : coût 68 francs
par personne. Ailleurs à Ceylan, dans lInde etc., des résultats analogues sont
enregistrés. Pour quelques cents la vie dun homme est prolongée de plusieurs
années. De ce fait, ces pays ont notre mortalité de 1914 et notre natalité du XVIIIè
siècle. Certes, une amélioration économique en résulte : moins de mortalité de
jeunes, meilleure productivité des adultes, etc. Néanmoins, on conçoit bien que cet
accroissement démographique devrait être accompagné dimportants investissements
pour adapter le contenant au contenu. Or ces investissements vitaux coûtent, eux,
beaucoup plus de 68 francs par personne. Ils se heurtent alors au mur financier de la
guerre froide. Le résultat est éloquent : le cycle millénaire de la vie et de la mort
est ouvert, mais cest un cycle de misère. Nentendez-vous pas sur la Côte
dAzur, les cris qui nous parviennent de lautre bout de la Méditerranée,
dEgypte ou de Tunisie ? Pensez-vous quil ne sagit que de révolutions de
palais ou de grondements de quelques ambitieux, en quête de place ? Non, non, la pression
augmente constamment dans la chaudière humaine.
À ces souffrances
d'aujourd'hui, à ces catastrophes de demain, il existe un remède souverain ; vous le
connaissez, il s'écoule lentement ici dans les obligations du pacte atlantique, là-bas
dans des constructions fébriles d'armes qui seront démodées dans trois ans.
Il y a dans cette aventure
une fatalité mathématique qu'un immense cerveau pourrait se piquer de concevoir. La
préparation de la guerre étant le souci n°1, les soucis secondaires comme la faim du
monde ne doivent retenir l'attention que dans la limite juste suffisante pour éviter
l'explosion ou plus exactement pour éviter un trouble susceptible de compromettre
l'objectif n°1. Mais quand on songe aux énormes erreurs qu'ont tant de fois commises, en
matière de patience humaine, les conservateurs de tout temps, on peut ne nourrir qu'une
médiocre confiance dans l'aptitude des américains à jouer avec le feu populaire.
Néophytes de la domination, mystiques de la libre entreprise au point de la concevoir
comme une fin, ils n'ont pas nettement perçu encore que le pays sous-développé de type
féodal pouvait passer beaucoup plus facilement au régime communiste qu'au capitalisme
démocratique. Que l'on se console, si l'on veut, en y voyant la preuve d'une avance plus
grande du capitalisme, mais le fait n'est pas niable. Et peut-être, à sa vive lueur, le
monde n°1, pourrait-il, même en dehors de toute solidarité humaine, ne pas rester
insensible à une poussée lente et irrésistible, humble et féroce, vers la vie. Car
enfin ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers Etat, veut, lui aussi,
être quelque chose.
Note sur
lorigine de l'expression «Tiers Monde» par Alfred Sauvy :
En 1951, j'ai, dans une
revue brésilienne, parlé de trois mondes, sans employer toutefois l'expression «Tiers
Monde».
Cette expression, je l'ai créée et employée pour la première fois par écrit dans
l'hebdomadaire français «l'Observateur» du 14 août 1952. L'article se terminait ainsi
: «car enfin, ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers Etat, veut lui
aussi, être quelque chose». Je transposais ainsi la fameuse phrase de Sieyes sur
le Tiers Etat pendant la Révolution française. Je n'ai pas ajouté (mais j'ai parfois
dit, en boutade) que l'on pourrait assimiler le monde capitaliste à la noblesse et le
monde communiste au clergé.
|
|