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Anthropologie - En vrac
    

 

 

 

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Masculin / Féminin
la pensée de la différence   

 

 

Françoise Héritier   
Éditions Odile Jacob, 332 p., 1996.

 

 

   

[p.278]

dans le cadre de la procréation médicalement assistée, Robert Badinter se pose plusieurs questions. Convient-il tout d'abord de limiter le recours à cette technique à des couples stériles, ou peut-il être étendu à " tout être humain [... ] libre de son corps et de ses choix ". Dans ce cas, on élargit notablement les possibilités pour les femmes d'enfanter seules, sans avoir besoin des hommes. Il situe là, dans la crainte " du masculin déclinant ", bien des résistances à ces techniques, qui se cacheraient derrière le thème de la " défense de l'intérêt de l'enfant ". Mais, ajoute-t-il, " il y a [... ] quelques paradoxes à invoquer l'intérêt de l'enfant pour lui interdire de naître ", définissant par là en quelque sorte, en plus du droit de toute personne à la vie, qui le défend contre les agressions d'autrui, deux choses nouvelles : " un pouvoir reconnu à chaque personne " de donner la vie comme elle l'entend, mais aussi un droit potentiel à vivre, à exister, d'enfants qui ne sont pas encore conçus.

Dans tous les cas, Robert Badinter ne voit pas non plus la nécessité de légiférer, à partir du moment où l'on poserait effectivement en principe que " si tout adulte doit demeurer libre de disposer de son corps, nul ne doit tirer avantage ou profit, sous quelque forme que ce soit, de la disposition du corps d'autrui ".

Je m'en tiendrai, sur le sujet de la procréation artificielle, à l'analyse de quelques-uns des thèmes qu'il a traités en utilisant le point de vue de l'anthropologie sociale : filiation et engendrement, volonté et individu, Droits de l'homme et principe de non-contradiction.

 

 

Filiation et engendrement

Par l'usage de la procréation coupée de la sexualité, notre " conception multiséculaire de la filiation serait " radicalement transformée ". Vacillerait l'ordre juridique traditionnel puisque l'enfant n'est plus obligatoirement conçu, ou porté, dans le ventre de la mère et que les [p279] parents peuvent être plus de deux. Il y a là une ambiguïté majeure : celle qui assimile engendrement et filiation.

Passons sur le fait que les progrès techniques dans les sciences médicales et biologiques entraîneraient une " situation entièrement nouvelle dans l'histoire de l'humanité ". Tous les ersatz de la procréation naturelle que nous découvrons aujourd'hui ont — ou ont eu — peu ou prou des répondants institutionnels dans diverses sociétés historiques ou actuelles (cf. chapitre XI). J'entends par là que sans le recours à des artifices techniques qu'il était impossible de mettre en œuvre (prélèvement, congélation, manipulation hors du corps), le simple jeu de règles sociales et de représentations particulières de la personne a concouru ici ou là à l'invention de situations originales qui pallient de fait la stérilité individuelle si elles n'ont pas cet objectif pour but : en effet, l'insémination par donneur, le don d'enfants, le déni de l'importance de la paternité ou de la maternité physiologiques, la descendance (sinon l'engendrement) post-mortem se pratiquent dans des sociétés considérées comme primitives. L'enfant n'y est pas toujours obligatoirement conçu dans le ventre de la " mère " et les parents peuvent être plus de deux. Récusons donc l'entière nouveauté dans l'histoire de l'humanité.

Encore faut-il s'entendre sur la définition des mots père, mère, parents. Il n'y a pas, je pense, de sociétés qui ne fassent la différence entre les rôles sociaux, établissant la filiation notamment de Pater et de Mater, et les fonctions physiologiques de genitor/genitrix, c'est-à-dire entre filiation et engendrement.

De la même manière, notre ordre juridique traditionnel n'a jamais été fondé, me semble-t-il, sur le binôme mère-enfant, ou sur le trinôme père-mère-enfant, où père et mère seraient entendus au sens de géniteurs.

La règle qui fait du mari de la mère le père des enfants nés ou conçus dans le mariage consacre déjà la reconnaissance de la différence entre Pater et genitor, entre filiation et engendrement, comme du reste l'adoption pour les deux parents. Volonté et possession d'état [p280] sont d'ailleurs des critères qui, dans le droit français actuel, ont même valeur pour fonder en droit la filiation que l'engendrement qui fait la filiation naturelle légitime.

 

 

Le lien social - la filiation
prime sur le lien du sang - l'engendrement

La filiation est par nature un lien social, dont la société prend acte pour marquer l'inscription de l'enfant dans une ou plusieurs lignées, dans un ou plusieurs groupes (cf. chapitre II).

Qu'il y ait désormais des familles monoparentales ne change pas fondamentalement la conception de la filiation comme inscription sociale dans une ligne, non plus que les modifications qui interviendraient dans la nature même de l'engendrement, lesquelles impliquent seulement de déterminer exactement l'identité de ceux, géniteurs ou non, qui sont les supports dans chaque cas de la filiation de l'enfant.

On voit mal, d'ailleurs, à moins de passer par le clonage ou par la République platonicienne, quels changements radicaux pourraient être mis en œuvre : car si la filiation est coupée, ou en tout cas ne découle pas nécessairement de l'engendrement, elle est néanmoins substantiellement reliée à l'idée de la reproduction bisexuée, c'est-à-dire qu'elle réfère nécessairement, à travers les genres masculin et féminin à des statuts paternel et maternel, paternel ou maternel comme supports d'affiliation au groupe. L'idée de la chose prime sur sa réalité.

Il s'agit donc moins de modifier notre conception de la filiation que d'accepter le fait, pourtant anciennement inscrit dans notre droit, que filiation et engendrement ne sont pas deux concepts inextricablement liés l'un à l'autre.

Nous l'avons vu, la volonté exprimée et la possession d'état, c'est-à-dire l'usage attesté par l'entourage social, suffisent déjà à créer la filiation. Il convient d'admettre que la vérité biologique, et a fortiori la vérité génétique, [p281] ne sont pas, n'ont jamais été, ne peuvent pas être les seuls critères ou même les critères dominants pour fonder la filiation. C'est là un trait universel : le social n'est pas réductible au biologique. Il y a certes, parfois, des conflits à régler (par exemple, l'impossibilité pour un homme, due à la distance spatiale séparant les conjoints à l'époque où a eu lieu la conception, de se reconnaître comme le père de l'enfant); mais cela ne modifie pas pour autant en ses racines la conception, la philosophie, de la filiation.

 

 

Volonté et individu

Le paradoxe des méthodes nouvelles de procréation est qu'elles permettent de revendiquer simultanément, dans certains cas, la prééminence du génétique, et dans d'autres, celle du lien social et de la volonté.

Prééminence du génétique : ainsi, une femme qui ne peut porter d'enfant par défaut d'utérus, et qui ferait porter par une autre l'embryon issu de la fusion in vitro d'un sien ovocyte et des spermatozoïdes de son mari, est spontanément reconnue par le public comme étant la vraie mère de cet enfant.

Prééminence du lien social et de la volonté sur le génétique et le physiologique : c'est le cas pour l'insémination artificielle avec donneur, le don d'ovule, le don d'embryon.

Dans cette dernière possibilité, on voit qu'elle est rigoureusement le pendant de celle que nous venons d'évoquer : une femme porte un embryon dont ni elle ni son mari ne sont les auteurs au sens génétique. Pourtant, on s'accorde à penser que dans le premier cas la femme qui porte et accouche n'est pas la mère, alors qu'elle l'est dans le second.

Il est évident à mes yeux que l'élément fondamental qui sert de pierre de touche pour opérer ce partage est la volonté préalablement exprimée par les partenaires, inscrits dans un statut de couple et soucieux que la reproduction soit à leur profit, justifiant ainsi l'arbitraire ou l'artifice du social.

   

 

     
    

   
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