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ans le cadre de la procréation médicalement
assistée, Robert Badinter se pose plusieurs questions. Convient-il
tout d'abord de limiter le recours à cette technique à des couples
stériles, ou peut-il être étendu à " tout être humain [...
] libre de son corps et de ses choix ". Dans ce cas, on
élargit notablement les possibilités pour les femmes d'enfanter seules,
sans avoir besoin des hommes. Il situe là, dans la crainte " du
masculin déclinant ", bien des résistances à ces techniques,
qui se cacheraient derrière le thème de la " défense de
l'intérêt de l'enfant ". Mais, ajoute-t-il, " il
y a [... ] quelques paradoxes à invoquer l'intérêt de l'enfant pour
lui interdire de naître ", définissant par là en quelque
sorte, en plus du droit de toute personne à la vie, qui le défend
contre les agressions d'autrui, deux choses nouvelles : " un
pouvoir reconnu à chaque personne " de donner la vie comme
elle l'entend, mais aussi un droit potentiel à vivre, à exister, d'enfants
qui ne sont pas encore conçus.
Dans
tous les cas, Robert Badinter ne voit pas non plus la nécessité de
légiférer, à partir du moment où l'on poserait effectivement en principe
que " si tout adulte doit demeurer libre de disposer de
son corps, nul ne doit tirer avantage ou profit, sous quelque forme
que ce soit, de la disposition du corps d'autrui ".
Je
m'en tiendrai, sur le sujet de la procréation artificielle, à l'analyse
de quelques-uns des thèmes qu'il a traités en utilisant le point de
vue de l'anthropologie sociale : filiation et engendrement,
volonté et individu, Droits de l'homme et principe de non-contradiction.
Filiation
et engendrement
Par
l'usage de la procréation coupée de la sexualité, notre " conception
multiséculaire de la filiation serait " radicalement transformée ".
Vacillerait l'ordre juridique traditionnel puisque l'enfant n'est
plus obligatoirement conçu, ou porté, dans le ventre de la mère et
que les [p279] parents peuvent être plus de deux. Il y a là une ambiguïté
majeure : celle qui assimile engendrement et filiation.
Passons
sur le fait que les progrès techniques dans les sciences médicales
et biologiques entraîneraient une " situation entièrement
nouvelle dans l'histoire de l'humanité ". Tous les ersatz
de la procréation naturelle que nous découvrons aujourd'hui ont
ou ont eu peu ou prou des répondants institutionnels dans diverses
sociétés historiques ou actuelles (cf. chapitre XI). J'entends par
là que sans le recours à des artifices techniques qu'il était impossible
de mettre en uvre (prélèvement, congélation, manipulation hors
du corps), le simple jeu de règles sociales et de représentations
particulières de la personne a concouru ici ou là à l'invention de
situations originales qui pallient de fait la stérilité individuelle
si elles n'ont pas cet objectif pour but : en effet, l'insémination
par donneur, le don d'enfants, le déni de l'importance de la paternité
ou de la maternité physiologiques, la descendance (sinon l'engendrement)
post-mortem se pratiquent dans des sociétés considérées comme
primitives. L'enfant n'y est pas toujours obligatoirement conçu dans
le ventre de la " mère " et les parents peuvent être plus
de deux. Récusons donc l'entière nouveauté dans l'histoire de l'humanité.
Encore
faut-il s'entendre sur la définition des mots père, mère, parents.
Il n'y a pas, je pense, de sociétés qui ne fassent la différence entre
les rôles sociaux, établissant la filiation notamment de Pater et
de Mater, et les fonctions physiologiques de genitor/genitrix, c'est-à-dire
entre filiation et engendrement.
De
la même manière, notre ordre juridique traditionnel n'a jamais été
fondé, me semble-t-il, sur le binôme mère-enfant, ou sur le trinôme
père-mère-enfant, où père et mère seraient entendus au sens de géniteurs.
La
règle qui fait du mari de la mère le père des enfants nés ou conçus
dans le mariage consacre déjà la reconnaissance de la différence entre
Pater et genitor, entre filiation et engendrement, comme du reste
l'adoption pour les deux parents. Volonté et possession d'état [p280]
sont d'ailleurs des critères qui, dans le droit français actuel, ont
même valeur pour fonder en droit la filiation que l'engendrement qui
fait la filiation naturelle légitime.
Le
lien social - la filiation
prime sur le lien du sang - l'engendrement
La
filiation est par nature un lien social, dont la société prend acte
pour marquer l'inscription de l'enfant dans une ou plusieurs lignées,
dans un ou plusieurs groupes (cf. chapitre II).
Qu'il
y ait désormais des familles monoparentales ne change pas fondamentalement
la conception de la filiation comme inscription sociale dans une ligne,
non plus que les modifications qui interviendraient dans la nature
même de l'engendrement, lesquelles impliquent seulement de déterminer
exactement l'identité de ceux, géniteurs ou non, qui sont les supports
dans chaque cas de la filiation de l'enfant.
On
voit mal, d'ailleurs, à moins de passer par le clonage ou par la République
platonicienne, quels changements radicaux pourraient être mis en uvre
: car si la filiation est coupée, ou en tout cas ne découle pas nécessairement
de l'engendrement, elle est néanmoins substantiellement reliée à l'idée
de la reproduction bisexuée, c'est-à-dire qu'elle réfère nécessairement,
à travers les genres masculin et féminin à des statuts paternel et
maternel, paternel ou maternel comme supports d'affiliation au groupe.
L'idée de la chose prime sur sa réalité.
Il
s'agit donc moins de modifier notre conception de la filiation que
d'accepter le fait, pourtant anciennement inscrit dans notre droit,
que filiation et engendrement ne sont pas deux concepts inextricablement
liés l'un à l'autre.
Nous
l'avons vu, la volonté exprimée et la possession d'état, c'est-à-dire
l'usage attesté par l'entourage social, suffisent déjà à créer la
filiation. Il convient d'admettre que la vérité biologique, et a
fortiori la vérité génétique, [p281] ne sont pas, n'ont jamais
été, ne peuvent pas être les seuls critères ou même les critères dominants
pour fonder la filiation. C'est là un trait universel : le social
n'est pas réductible au biologique. Il y a certes, parfois,
des conflits à régler (par exemple, l'impossibilité pour un homme,
due à la distance spatiale séparant les conjoints à l'époque où a
eu lieu la conception, de se reconnaître comme le père de l'enfant);
mais cela ne modifie pas pour autant en ses racines la conception,
la philosophie, de la filiation.
Volonté
et individu
Le
paradoxe des méthodes nouvelles de procréation est qu'elles permettent
de revendiquer simultanément, dans certains cas, la prééminence du
génétique, et dans d'autres, celle du lien social et de la volonté.
Prééminence
du génétique : ainsi, une femme qui ne peut porter d'enfant par défaut
d'utérus, et qui ferait porter par une autre l'embryon issu de la
fusion in vitro d'un sien ovocyte et des spermatozoïdes de
son mari, est spontanément reconnue par le public comme étant la vraie
mère de cet enfant.
Prééminence
du lien social et de la volonté sur le génétique et le physiologique
: c'est le cas pour l'insémination artificielle avec donneur, le don
d'ovule, le don d'embryon.
Dans
cette dernière possibilité, on voit qu'elle est rigoureusement le
pendant de celle que nous venons d'évoquer : une femme porte un embryon
dont ni elle ni son mari ne sont les auteurs au sens génétique. Pourtant,
on s'accorde à penser que dans le premier cas la femme qui porte et
accouche n'est pas la mère, alors qu'elle l'est dans le second.
Il
est évident à mes yeux que l'élément fondamental qui sert de pierre
de touche pour opérer ce partage est la volonté préalablement exprimée
par les partenaires, inscrits dans un statut de couple et soucieux
que la reproduction soit à leur profit, justifiant ainsi l'arbitraire
ou l'artifice du social.
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